Elles sont coquettes, les filles du menuisier ! (ici sans l'aînée)
L’exclamation spontanée recèle une pointe d’envie, de jalousie non avouées, mais les quatre filles du menuisier n’en ont cure. Toujours élégantes, elles ont la satisfaction d’étrenner une nouvelle jupe, un chemisier pimpant, un col en dentelle ou une écharpe et des gants bicolores…
En ces années de guerre dénicher un coupon de tissu ou quelques pelotes de laine à un prix abordable est pourtant difficile… Mathieu, leur père, n’est pas bien riche… Certes, Julia, l’aînée, est mariée à présent mais voilà ses deux petits qui grandissent si vite tout aussi mignons et bien vêtus… comment font-elles pour être si joliment présentables se demandent les bonnes gens ?
Maria, leur mère, sourit aux réflexions que l’un ou l’autre lui rapporte. Malgré les privations endurées en cette terrible période de conflit, elle est heureuse de ressentir chez ses filles l’élan de la jeunesse qui ne se laisse pas abattre et croit en la vie. Ne pas se négliger n’est-ce pas résister ? Alors, attablée à sa machine à coudre, Maria aux doigts d’or coud !
Dans le tissu retourné d’un vieux pardessus élimé de son époux, elle taille une jupe droite pour Betty, la plus jeune. Une robe brune confectionnée à partir d’anciennes tentures se voit agrémentée d’un jabot blanc amovible - un voilage déchiré et récupéré - ou d’un col orange et d’une ceinture assortie tirés d’une robe de la grand-mère paternelle. Ainsi, Anna, la troisième, a deux tenues au choix…
Les anciens pulls se détricotent, la laine lavée et séchée est boulée en pelotes et reprend vie. Au gré des aiguilles et de la fantaisie de l’une ou de l’autre, les coloris se côtoient, les motifs originaux apparaissent…
Quand les risques de bombardements se font plus intenses, que les habitants du hameau trouvent abri dans la grotte au flanc de la colline, Maria se refuse à quitter la maison et malgré le couvre-feu continue ses travaux d’aiguille.
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Les américains sont là ! Les américains sont là !
La nouvelle se répand à la vitesse de l’éclair. Un hôpital militaire est dressé dans une prairie en bord de route. En ce pays, entre Meuse et Rhin, des combats sanglants se poursuivent, au loin, aux abords d’Aix-la-Chapelle… clic - clic
Chez le menuisier, les boys passent parfois la soirée et racontent leur quotidien, là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique.
Le petit Jo, traduit par Betty, évoque les immenses étendues broutées par des troupeaux importants. Maria, la mère, s’étonne et plaint les fermiers qui doivent traire autant de vaches par jour.
Rires !
Comment imaginer cette vie démesurée !
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- Maman, regarde ce que je ramène !
Aidée par le petit Jo, Eva, la deuxième fille, présente à sa mère un rouleau immense d’un tissu, blanc sur l’endroit et brun sur l’envers, qu’elle a pu obtenir au stock américain.
Maria le soupèse, le caresse, lui trouve belle allure et bon maintien.
- Il doit être imperméable. Avec un tel métrage, j’ai de quoi confectionner une gabardine pour chacune.
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- Elles sont coquettes, les filles du menuisier !
Oui, elles étaient coquettes, ma grand-mère, ma mère et mes tantes. Et même si il s’avéra que le tissu bicolore était réservé à l’inhumation des soldats allemands abattus par l’armée américaine, la jeunesse et sa foi dans la vie avaient été les plus fortes.
Il se raconte que la robe de mariée d’Eva, ma maman, a été conçue au départ d’un tissu de parachute américain.
Est-ce vrai ou n’est-ce que légende ?
Betty, ma tante, nous aiguille vers la légende…
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Pour Mil et une - clic - semaine 16/2016 d'après un tableau de Vicente Romero Redondo - clic