Le chat du vingt-huitième
Publié le 21 Février 2013
Zébulon déteste cette montée rapide vers le vingt-huitième étage. Quand la porte de l’ascenseur s’ouvre enfin, la nausée n’est pas loin. Marre de cette journée marathon !
Toilettage tôt le matin chez Féline et Cie : griffes épointées, robe noire lavée, savonnée, rincée, séchée, brossée puis lustrée à la peau de chamois ; oreilles vérifiées, gouttes dans les yeux pour un regard encore plus brillant… ensuite trajet interminable en voiture pour enfin échouer dans une salle surchauffée et bruyante. Marre ! Etre un chat de concours, une star aux nombreuses médailles, Zébulon n’en demandait pas tant. Enfermé dans une cage tout l’après-midi il a dû subir les commentaires de dizaines de visiteurs puis faire face au jury.
- Fais-moi honneur mon Zébulon, avait chuchoté Annabelle.
Annabelle ! Comment lui résister quand leurs yeux bleus se croisent ?
Alors pour elle, il avait redressé son pelage, mis du feu au fond de ses prunelles et, souverain, avait hypnotisé ses examinateurs. Résultat : une médaille de plus à son palmarès !
Enfin libéré Zébulon se précipite vers son panier, tourne deux fois sur lui-même et se pose langoureusement sur le coussin moelleux. Des oiseaux volent là-haut près des nuages et le narguent mais repu il les laisse à leurs jeux et semble somnoler.
Tomcat-marin ainsi était-il désigné dans les registres de la Royal Navy. Combien de rats avait-il débusqués au fond des cales du Tilbury voguant sous pavillon de sa Majesté le Roi ? Et ce prisonnier mis aux fers à qui il apportait parfois ses proies afin qu’il survive… Tommy ? Oui, Tommy arrêté dans les colonies et rapatrié en Angleterre pour y être jugé. Dure la vie de marin. Tomcat en aurait eu des tempêtes ou des batailles à raconter.
Zébulon s’étire, baille… Les toits de Paris et leurs nombreuses chambres de bonnes que parfois il squattait, les moineaux moqueurs qu’il guettait, patient… il avait aimé cette vie de Titi libre comme l’air…
Il a chaud soudain et pourtant frisonne. Dans les flammes du bûcher, lui et Téniem, la sorcière, suffoquent. Et pourtant qu’avaient-ils fait de mal ? Jusqu’au bout Téniem n’eut de cesse de maudire ses tortionnaires et lui, Azoum, de pousser un cri à glacer le sang de tous ces gens venus se repaître du spectacle.
Un regard vers Annabelle le rassure, à présent il est bien Zébulon, chat de concours. Zébulon qui ne connaît plus que la pauvre herbe du parc situé au pied de l’immeuble et dans laquelle il peut parfois gambader quand sa maîtresse donne du mou à la laisse.
Se vautrer dans une immense prairie, boire à même une flaque d’eau après l’averse, laper le lait tout frais tiré du pis d’une vache, mettre bas dans la bonne odeur d’un fenil garni de frais, s’amuser des souris grises… elle était douce sa vie chez la mère Michel… mais quel traître ce père Lustucru !
Zébulon quitte son panier, saute dans le divan et en ronronnant de plaisir vient se blottir tout contre Annabelle qui doucement le caresse.
Que sera-t-il dans une prochaine vie, lui, Zébulon, chat du vingt-huitième ?
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