| Un voyage d'affaires, un voyage écrit dans la langue qui m'est naturelle et quotidienne. Tous les mots "étranges" sont répertoriés dans le Larousse et font partie de la langue française. En devinerez-vous le sens ? Photo : Jardin Botanique - Liège |
Liège - Jeudi 14 octobre 2010 - 16 heures 30
Zac le taiseux ! Zac, mon frère, cela fait si longtemps… et cependant je le reconnais immédiatement. Sa photo, je ne vois qu’elle en première page de la gazette affichée à l’aubette de la gare. Autour de moi, des navetteurs énervés de faire la file pour acheter une farde de cigarettes ou un magazine me bousculent sans ménagement. Pourtant, les yeux hypnotisés par le portrait de Zac, je ne ressens rien de cet environnement fébrile et ce n’est qu’au troisième « Monsieur, s’il vous plaît ? » lancé par la libraire débordée que je lui tends enfin la monnaie en échange du journal.
Retrouver Zac à la une ? Aujourd’hui ? Il n’y a pas de hasard !
Mes bagages dans le coffre du taxi, l’adresse de l’hôtel lancée au chauffeur et je lis enfin la légende inscrite sous la photo : « Zacharie Waha - candidat potentiel au Prix Scientifique 2010 - p.3 » Page trois. Mes yeux enregistrent : brillant chercheur - futur lauréat du Prix Scientifique 2010 ? - donne une conférence samedi 16 - 20 heures - cité universitaire - auditoire B.6.
Promis Zac, promis, je serai au rendez-vous !
Les boulevards sont animés, le taximan énervé. La foire d’octobre repère de carrousels, Luna-Park et autres attractions attirent des ados désœuvrés. Du rénové à la rhétorique, ils déambulent sous le soleil déjà bas dans le ciel. Je souris, rien n’a changé. A l’athénée proche, le préfet et le proviseur, son second, auront beau garnir les valves de circulaires recommandant la fréquentation de la salle d’étude pendant les heures de fourche rien n’y fera, l’attrait de la foire sera toujours le plus fort.
Déjà l’hôtel est en vue. Banal, même tapis-plain, même air conditionné, même décoration impersonnelle dans les divers continents ou latitudes. Soupir. C’est décidé, au prochain déplacement je privilégierai un séjour en chambre d’hôtes, avec feu ouvert, accueil chaleureux... A cette perspective, déjà, je me sens mieux.
23 heures - La tête blottie dans un coussin moelleux, le corps étalé au creux du lit, je garde les yeux ouverts. Décalage horaire oblige le sommeil n’est pas au rendez-vous.
Retour à la salle de bains pour changer de tenue, une promenade dans le piétonnier libérera mon esprit. Dans quelques heures mes nombreux rendez-vous commerciaux exigeront une vigilance de chaque instant. Du résultat de tous ces échanges, de tous ces contacts dépend l’ordinaire de mes employés et en ces temps perturbés j’en ai plus que jamais conscience. Au dehors, le froid piquant me surprend. D’un geste frileux je referme la tirette de mon blouson en cuir et enfonce mes mains au plus profond de ses poches. Rue du Mouton Blanc, rue Pont d’Île, rue de la Casquette… ces noms chantent dans ma tête… Depuis mon départ, il y a vingt ans, divers détails ont changé mais au fil de mes pas l’émotion m’envahit. Je retrouve ma ville, celle de ma jeunesse, et quand bien même celle-ci ne fut pas facile, quand, face au regard et au mutisme de mon frère, je devais survivre, c’est ici que je suis né. Les cumulets dans le parc du jardin botanique, la fancy-fair de l’école en Pierreuse, les parties de kicker préludes de guindailles mémorables, la fricassée du déjeuner quand l’aube se devinait, le travail de jobiste perché sur une escabelle pour laver les nombreuses vitrines, le kot loué rue Louvrex à la mort de notre père alors que Zac, mon aîné de huit ans, était déjà accaparé par son travail, tout reflue dans ma tête. Tout ! Et sans m’en apercevoir, sans que ma volonté participe à ce choix, mes pas me conduisent aux abords du boulevard d’Avroy animé par les bruits de la foire.
Vendredi - 15 octobre 2010 - 0 heure 30
Retour à l’hôtel. Tel un somnambule je me déshabille, suspends ma veste à un crochet mais elle tombe, la lichette s’est déchirée comme tout à l’heure s’est déchiré un voile dans ma tête. Comment, moi qui déteste les miroirs, ai-je osé pénétrer dans « Le Palais des Glaces » ? Pourquoi fasciné par mes reflets déformés y ai-je entraperçu ma mère que je n’ai connue qu’au travers de photographies ? Pourquoi ai-je entendu distinctement la voix de mon père me dire comme jadis : « Comme tu lui ressembles Samuel ! Tu as les mêmes crolles brunes que ta maman » Et les yeux de mon frère, et son regard meurtrier posé sur moi sans un mot, pourquoi les ai-je enfin compris dans un éblouissement ? C’est à présent une évidence, dans son esprit j’avais tué sa mère, notre mère, en naissant, et jamais il ne me le pardonnera !
Je ramasse mon blouson et en me redressant, je croise mon double dans le miroir de la penderie. Pour la première fois de ma vie nos regards se happent franchement et ne se fuient pas. Au plus intime de moi-même je sais que je ne suis pas coupable.
Samedi - 16 octobre 2010 - 20 heures
Dans l’auditoire l’assemblée est nombreuse. Etudiants, hommes et femmes politiques, universitaires de tous âges sont installés côte à côte. Cet intérêt laisse aisément deviner l’enjeu que représente l’obtention du Prix Scientifique. Si Zac en est le lauréat quelle retombée pour l’université ! Le monde financier et industriel se bousculera pour paraître à ses côtés et subsidier la suite de ses recherches.
Mon frère apparaît enfin sous une salve d’applaudissements. Du dernier rang des gradins, tout là-haut de l’amphithéâtre, je l’observe et l’écoute le cœur battant. Pourtant, déjà, mes pensées s’envolent vers Kelly et nos deux enfants. Tout à l’heure, la webcam nous a rapprochés pour un trop court instant. A tous trois, j'ai fait le serment de bientôt les emmener découvrir l’Europe et le berceau de ma jeunesse.
Ma jeunesse… La voix de mon frère fait place à présent à la voix qu’il avait il y a vingt ans. Le ton posé d’aujourd’hui devient le ton agressif de jadis. A mes oreilles sonne le verdict sans appel de Zac face à mes piètres résultats aux examens :
«Te faire mofler deux fois de suite ! Tu n’es qu’un nul Sam, un pauvre type, tu n’arriveras jamais à rien dans la vie. Débrouille-toi seul à présent »
Je me suis débrouillé Zac. Sans toi. J’ai tracé un trait net, radical. Grâce au petit héritage laissé par Papa j’ai tiré mon plan et tenté ma chance aux U.S.A. Sais-tu qu’à présent, moi aussi, je pèse lourd dans le monde des affaires mais surtout que j'ai deux enfants adorables et une compagne formidable ?
22 heures - Je quitte discrètement la cité universitaire laissant Zac entouré d’une cour de courtisans. A la fin de la soirée, un organisateur de la conférence lui remettra la lettre rédigée cette après-midi dans ma chambre d’hôtel.
Zac,
j’étais présent lors de ta conférence. Je suis en Europe pour une durée de quinze jours. Mercredi, je prendrai la direction de l’Allemagne puis de la France et de l’Italie avant de rejoindre ma famille en Californie.
Je suis descendu à l’hôtel X. Si tu veux me revoir j’en serai infiniment heureux.
Le Prix Scientifique je te le souhaite de tout cœur mais sache que pour moi ta plus belle victoire a été celle remportée il y a vingt ans quand tu m’as rejeté. Depuis cet électrochoc, Zac, j'ai réussi ma vie. Je suis un homme comblé et sans amertume.
Ton frère,
Sam
Dimanche - 17 octobre 2010 - 15 heures
Zac et moi, nous nous regardons droit dans les yeux et puis notre étreinte est longue, longue comme le temps qui nous a séparés.
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