Publié le 26 Mars 2014
Comme tous les mardis monsieur Peer installe son échoppe en bout de marché, là où la chaussée s’échappe, heureuse, vers la campagne. Minutieusement il tend la toile aux larges lignes bleues et blanches sur les piquets de fer rouillés par le temps puis il garnit les étagères de bocaux et pots au contenu coloré. Pour achalander le client il ne manque pas de poser bien en vue devant le petit comptoir une ou deux sacs contenant une poudre odorante dans laquelle il est tentant de plonger deux doigts curieux.
Je vous en prie, dit monsieur Peer de sa grosse voix rocailleuse, touchez, goûtez, sentez… et vous passerez une journée en toute sérénité !
Monsieur Peer a hérité du commerce de sa mère qui lui a transmis tout le savoir-faire nécessaire à la fabrication des produits procurant des sentiments. La gamme est variée passant de l’incontournable sentiment d’amour au plus pointu sentiment de grâce.
Je suis marchand de sentiments ! Quelques grammes suffisent à vous faire ressentir la joie ou le désir, la peine ou la félicité ! Allons, messieurs, dames, découvrez de nouvelles sensations. Osez pour un moment l’espoir ou qui sait l’envie ! Votre vie peut en être transformée ! …le produit le plus demandé en cette saison est le sentiment de sécurité. Pressez-vous, m’sieurs, dames, faites-en provision avant la rupture de stock !
La petite balance ne chôme pas et les petits paquets de papier blanc bien ficelés glissent dans les cabas tandis que monsieur Peer, concentré, fait les additions sur son carnet. Quelques fois, un chaland passe et repasse devant l’échoppe, apparemment indifférent mais l’épicier, fin observateur, a tôt fait de repérer en lui le client gêné et mal à l’aise. Il déploie alors tout son bagout pour l’attirer au plus près et le mettre en confiance.
- Voyez ce sirop vert, il exhale le bien-être, puis plus bas, presque dans l’oreille du client, il murmure : que cherchez-vous ?
La demande est parfois surprenante cependant monsieur Peer se garde bien de porter un jugement et discrètement il fournit l’ingrédient demandé. Certains se justifient : c’est pour mon voisin, ma belle-mère, c’est pour mon chat qui fait des cauchemars, ma voisine Rosine…
Le temps passe vite et la cloche du beffroi sonne douze coups mettant le cœur de monsieur Peer en émoi. Midi ! C’est l’heure à laquelle se présente mademoiselle Dorothée, la comédienne réputée. Quels vont être ses désidératas ? En bon professionnel s’aura-t-il y répondre, voire la surprendre ?
Primesautière et coiffée d’un de ses chapeaux des plus originaux, la comédienne évoque un nouveau rôle dans lequel elle devra exprimer tour à tour l’horreur, la confiance, le dégoût, l’amour, l’insécurité, la pitié… D’un geste sûr, Monsieur Peer lui présente divers produits que mademoiselle Dorothée hume les yeux fermés. L’épicier, heureux, la dévore des yeux malgré la transformation qu’il sent s’opérer en lui. Sa tête ronde s’allonge vers le sommet du crâne où une excroissance pousse doucement et se garnit d’une feuille légèrement dentée.
La comédienne imprégnée de l’essence essentielle de tous ces divers sentiments se contente au final d’acheter pour un sou trois grains de succès et feint d’ignorer l’aspect débonnaire de l’épicier. Déjà elle est sur scène, déjà elle entend les rappels de ses admirateurs éblouis. Monsieur Peer la voit s’éloigner avec la sensation d’avoir été abusé. Il ne peut s’empêcher d’avoir un brin de ressentiment à l’égard de sa mère qui durant sa grossesse a dépassé la dose autorisée de poudre de bonté. Ainsi sont les mamans, toujours à souhaiter le meilleur pour leurs petits…
Le marché s’achève, l’épicier replie son étal tout en évaluant approximativement la recette du jour.
Une feuille dentée tourbillonne un moment puis s’envole au loin.
Quel sentiment nouveau monsieur Peer va-t-il concocter pour mardi prochain ?
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D'après la belle peinture de Jean Bailly (clic) proposée par Mil et une (clic)