Publié le 18 Novembre 2013
Il ne payait pas de mine le baraquement en bois nouvellement construit sur un bout de la place communale mais c’était notre école maternelle. Fière de compter parmi les premiers privilégiés à en franchir la grande porte, j’ai immédiatement aimé ce lieu serein avec sa cour agrémentée pour tout jeu d’un simple et grand bac à sable. Les doigts recouverts de ces fins cristaux, nous y dégustions, affamés, nos tartines de dix heures. Ce fut pourtant l’endroit où je découvris le désamour. Jamais je n’épouserai "Charmant", c’était à mes yeux inconcevable d’aimer un garçon friand de miel. Fini le bel amour enfantin !
Après la période du bac à sable, alors que nous avions rejoint l’école primaire, vint un hiver si froid que la grippe nous consigna, l’un après l’autre, à la maison. Blottie au creux du lit avec en guise de bouillotte une bouteille de genièvre en grès contenant du sable et réchauffée dans le four de la cuisinière, j’écoutais Maman me raconter une histoire. Moments bénis de cajoleries et d’attentions. Dehors, la neige tombait sans un bruit ; bonheur !
En juillet, mois de mon anniversaire, Papa m’emmena à la mer en train. D’Ostende à Mariakerke la plage était longue et le sable tantôt mou, tantôt dur musclait mes petites jambes trottinant dans les pas d’un bon marcheur. Les coquillages et les couteaux, si jolis, m’offrirent de petites haltes bienvenues et le sac à dos se remplit de trésors. A notre retour, après plus de trois heures d'étuve dans un wagon, j’en déversai fièrement le contenu sur la table et un coin de dune envahit comme par miracle la cuisine.
Dix ans plus tard, en une année mouvementée pour la jeunesse, je campais avec d’autres jeunes villageois dans un vaste camping à Bray-dune, en France. Nous avions choisi un emplacement sauvage et isolé au creux de grandes dunes. Ce fut un été magique. Bien des interdits tombaient et Radio Caroline, radio libre à l’odeur soufrée, émettant des eaux internationales, comblait toutes nos attentes. Nous nous sentions libres et si quelques grains de sable venaient pimenter les repas pris dans la tente intendance, ils n’en avaient que plus de saveur. Plusieurs années de suite la formule fut renouvelée et de cette période des liens très forts perdurent entre nous.
"Charmant", devenu bel homme, prit cependant ombrage de me voir embarquer pour un pique-nique au Cap Gris Nez avec un parisien rencontré au dancing Le King. Qu'importe ! Me reviennent en mémoire des plages immenses au sable doux et chaud, un ciel moutonneux et de délicieuses crêpes...
Le Parisien ? J’en ai oublié jusqu’à son prénom.
Nouvel an glacial ! Couchée sur le divan, je grelotais, déchirée par une douleur insupportable au flanc droit.
- Tchamarette1, gronda Papa, a-t-on idée de sortir aussi peu vêtue. C’est vraiment chercher la mort !
Avec mon gros pyjama en pilou, je ne payais pas de mine alors que la veille, en beauté dans une robe ajustée et agrémentée d’une large ceinture en satin ton sur ton, j’avais dansé à en avoir le tournis.
Douleurs, douleurs !
- Probablement un peu de sable au rein, fut le diagnostic du médecin consulté le deux janvier alors que la crise était passée.
La jeunesse heureusement est oublieuse et l’amour, fidèle au rendez-vous, s’est présenté en frappant à ma porte. Bien que la route fut verglacée et sablée de frais en ce mois de décembre, "Charmant" et moi avions tenu à parcourir à pied la distance séparant la Maison Communale de l’église, suivis par tous nos proches.
On cache n’importe quoi sous une robe pareille, ironisa une jeune fille dans l’assistance nous attendant sous le porche. Et pourtant, il n’y avait rien à dissimuler, seule la robe de mariée n’était pas dans la norme des bonnes gens. J’assumais mon choix, pas de dentelle, de blancheur immaculée, pas de traîne ou de gants blancs. Un tissu de lin écru, deux grands trapèzes cousus ensemble, des manches courtes, chauve-souris, formaient une tenue longue, ample et simple, sans aucune fioriture et tant pis pour les mal-pensants.
S’ensuivirent des années consacrées à bâtir notre nid. "Charmant" était polyvalent, tour à tour dessinateur, maçon, ardoisier, chauffagiste… Nous en avons manipulé des brouettes de sable, de briques, d’ardoises…
Puis, après notre aménagement, alors que je balayais la terrasse couverte d’un film de poussière transportée depuis le lointain Sahara par de vents de haute altitude, je sentis bouger en moi une nouvelle vie. Bientôt, nous fûmes trois !
Et la vie continua à égrener ses joies. Ses peines aussi, minuscules grains difficiles à moudre.
Que de chemin parcouru depuis le bac à sable de notre enfance… Soixante ans ont un jour sonné au compteur de ma vie, infimes et dérisoires particules dans l’immense espace-temps.
Et sans nostalgie, je me suis souvenue de mes sables émouvants.
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1Tchamarette : Wallon, jeune fille coquette