Publié le 20 Avril 2014

- Tu grandis trop vite, nous allons te poser une pierre sur la tête, a dit Maman.

Moi, je ne veux pas de pierre sur la tête c’est bien trop lourd et encombrant, alors j’ai saisi ma casquette rayée, mon blouson, et je me suis enfui vers ma cachette secrète au centre des buissons tout au bout du jardin. Une branche basse me sert de trône ou de monture quand je m’assieds à califourchon. Hue cocotte !

Mmm ! Ca sent bon la terre ! Papy dit que c’est de l’humus. C’est doux et tiède et humide et avec le bout de mes galoches j’aime y farfouiller. Parfois, je déniche un ver de terre ou un mille-pattes.

Mille pattes ? Mille, c’est beaucoup ! Heureusement, les animaux ne mettent pas de chaussures. Mille divisé par deux ça fait…euh… cent divisé par deux c’est cinquante alors mille… euh… cinquante et un zéro : cinq cents ! Cinq cents paires de souliers ! La maman mille-pattes en aurait du souci…

Pourquoi Maman veut-elle me poser une pierre sur la tête alors que ce sont mes orteils qui s’obstinent à sortir de mes galoches et décollent la semelle ? 

- Encore du travail pour le cordonnier, a soupiré Papa en me faisant un clin d’œil.

- Coin ! Coin ! Je suis un canard, j’ai des becs au bout des pieds. Coin ! Coin !

Quand je suis au dehors, je ne m’ennuie jamais. Il y a les pies bavardes et de nombreux moineaux et aussi Carroty, le chat du voisin. Carroty, c’est mon copain ! Il est roux comme moi et il me suit partout sauf au bord de la mare. Je crois qu’il n’aime pas l’eau…

Maman non plus n’aime pas la mare, elle dit que c’est trop dangereux pour les enfants alors je ne lui raconte pas mes escapades, ni mes découvertes. Sait-elle comment naissent les grenouilles ? Moi, je le sais ! Papy, à qui je confie mes secrets, m’a tout expliqué et au printemps, j’ai pu observer les œufs qui flottaient en grappe dans un coin de la mare et puis toutes les métos.. métaphoses…les changements, les branchies, la queue, le têtard qui devient grenouille et tout et tout ! Papy m’a aussi appris que les corbeaux croassent et que les grenouilles coassent. Les corbeaux, je les entends quand ils se disputent dans le champ et ce n’est pas très joli mais j’aime entendre les appels des grenouilles, ils sont tous différents. Certaines ont la voix grave comme celle de Papy, d’autres chantent quand il fait bien calme et que les copains ne jouent pas à faire des ricochets.

Pff ! Pourvu que Maman ne trouve pas de pierre ! C’est que j’aimerais grandir, moi, et devenir un biologiste comme le monsieur que Papy m’a montré dans un livre consacré à la faune sauvage. Bio, ça veut dire vie et moi, j’aime bien la vie et les animaux qui habitent sur la Terre. Je dois encore en découvrir tellement !

Comment faire si je reste petit ?

Et si je posais la question à Papy ?

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Peinture de Paul Peel - clic   Pour Mil et une - clic

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Publié le 14 Avril 2014

        En ces années là, le petit Léon vivait seul dans une ancienne maison entourée d'un vaste jardin. La quarantaine largement entamée, le brave homme jouissait d'une santé de fer si bien qu'après une journée de travail au garage du coin, il n'était pas rare de le voir s'activer jusque tard dans la nuit. C'est que depuis l'enfance, il avait la passion de la récupération en tout genre. Le moindre morceau de bois, le plus petit bout de tuyau ou de ferraille l'intéressaient et nombre de personnes faisaient appel à lui pour se débarrasser d'objets devenus encombrants à leurs yeux. Aussi, au fil du temps, les remises attenant à la maison s'étaient transformées en un véritable capharnaüm dont lui seul connaissait la logique de rangement.

Un matin de printemps, le petit Léon se sentit l'âme artistique, il s'empara d'une tôle et armé d'outils divers, il tritura, courba, fora et souda jusqu'à créer un échassier de belle prestance qu'il installa sous le saule bordant la mare. Encouragé par cette réussite, il multiplia l'expérience et bientôt le jardin fut décoré d'oeuvres des plus variées exécutées à partir de matériaux sélectionnés avec soin dans son bric à brac. Les promeneurs, intrigués puis amusés par l'originalité du lieu, s'arrêtaient, curieux d'en savoir plus et le petit Léon, homme jovial et de bonne composition, accueillait ce petit monde, heureux d'expliquer la provenance de telle pièce, la difficulté de tel assemblage ou la source de son inspiration. Le bouche à oreille agit comme à l'accoutumée et les commandes d'objets originaux affluèrent en si grand nombre qu'il abandonna son travail pour se consacrer exclusivement à son art.

Mais tout ce va et vient, toute cette réussite donnait des aigreurs à la grande Clémence qui de sa maison avait une vue plongeante sur le territoire de son unique voisin. "Pourquoi connait-il autant de succès, son jardin est envahi de vieilleries et tout y pousse à sa guise ? Par contre, pas une personne ne daigne jeter un regard sur mes beaux parterres et mes jolies rocailles !" se lamentait-elle cachée derrière ses rideaux.

Il faut savoir que la grande Clémence avait la maison et la parcelle de terrain les mieux entretenues à dix lieues à la ronde. Tout cela ne la rendait pas sympathique pour autant car son caractère envieux et acariâtre décourageait les plus optimistes. Le petit Léon la connaissait depuis l’enfance et un jour de marché il avait déclaré devant plusieurs personnes que Clémence, cette grande sauterelle, ne réussirait jamais à lui gâcher la vie. Elle avait beau lui faire des remarques acerbes sur son désordre ou l’épier à toutes heures du jour, il l'ignorait superbement.

Il était occupé à la réalisation d'un insecte géant aux grandes antennes lorsqu'il disparut mystérieusement. Les derniers à l'avoir vu étaient un couple d'amoureux en ballade. Ils déclarèrent l'avoir aperçu au haut d'un escabeau occupé à souder une pièce sur la tête de l'animal, introuvable lui aussi. La police fit une courte enquête et après quelques jours, l'artiste fut déclaré "parti sans laisser d'adresse" et l'affaire "classée sans suite". Dès lors, la propriété fut plongée dans un silence lourd et pesant. Aucun coup de marteau, ni de bruit de foreuse ou de joyeux sifflements n’égayaient plus les alentours. Des faits surprenants se manifestèrent, les oiseaux, habituellement nombreux dans ce petit paradis, désertèrent haies et arbustes, les branches du saule s’inclinèrent jusqu’à recouvrir la mare bientôt asséchée et du puit surgit une végétation luxuriante. Elle proliféra à une allure surprenante et anarchique, s’incrusta dans la clôture, s’étendit sur tout le jardin et monta à l’assaut des murs de la maison qui disparut sous une masse de plantes grimpantes aux feuilles immenses. 

Dans le pays, les gens observaient avec méfiance cette véritable jungle tout en contraste avec l’espace voisin, puis, comme rien d’autre ne se passait, leur attention se porta sur le comportement de la grande Clémence et les questions fusèrent : "Pourquoi ne se montre-t-elle pas ? Elle ne semble nullement tracassée ni peinée par la disparition du petit Léon ! Pourquoi ces plantes envahissantes s’arrêtent-elles de croître à la limite de son terrain et comment arrive-t-elle à maintenir tout en si bon ordre sans jamais travailler ?"

Un homme, amusé par ces interrogations, jeta malicieusement le trouble en déclarant : "C'est très simple, ce sont ses nains de jardin qui se chargent de tout le travail"  

Aussitôt, les esprits s’échauffèrent, les vieillards se souvinrent d’histoires troubles racontées jadis au sujet de la mère de la grande Clémence, des jeunes déclarèrent l’avoir vue rôder, un balai à la main et la mine effrayante, par une nuit de pleine lune, tandis qu’une dame faisait remarquer l’augmentation régulière des nains de jardin disséminés dans les parterres et les rocailles. Les cancans atteignirent leur paroxysme lorsqu'un enfant s'exclama en observant une statuette de plus près: "Regardez ce nain en salopette, il a le même regard que le petit Léon !" La pelouse fut alors piétinée par les plus curieux à vérifier ses dires. L’un d’eux lança, lugubre : "Croyez-moi, la grande Clémence est une sorcière, elle a envoûté le petit Léon et l’a transformé, tout comme ces malheureux, en nains de jardin. Assurément, elle les oblige à travailler pour elle chaque nuit» «Oui, surenchérit un autre à l’esprit lubrique, et elle en choisit un qu’elle attire dans son lit pour assouvir tous ses fantasmes !"

Inquiets et effrayés, ils s’encoururent chez eux non sans propager ces médisances de foyer en foyer. Pour calmer les esprits et faire taire les rumeurs, des policiers se rendirent le lendemain chez la grande Clémence mais à leur grande surprise, il la découvrirent morte, étranglée au beau milieu des parterres d’où s’étaient volatilisés tous les nains de jardin, ce qui relança une nouvelle enquête et plongea le village dans une période particulièrement troublée. Les médias s’emparèrent de l’affaire pour en faire la une de leurs informations et sans relâche les habitants furent questionnés. "A votre avis, qui est l’assassin ? La grande Clémence était-elle une personne étrange comme on l'affirme ? Quels étaient ses contacts avec son voisin ?  Est-il vrai qu'il la surnommait la grande sauterelle ? Etait-elle une amoureuse éconduite par son voisin ? Les nains de jardins se sont-ils vengés ? Possédez-vous des nains de jardin ? Vous aident-ils ?»

Et toujours il se trouvait une personne prête à répondre n’importe quoi, fière qu’elle fût de paraître au journal télévisé. Tout ce battage médiatique eut comme effet inattendu de faire monter la cote des créations du petit Léon et qui plus est, ses plus fidèles amis n'eurent aucun scrupule à céder à prix d'or les oeuvres offertes par l'artiste. Puis, petit à petit, l’énigme irrésolue lassa l'opinion et l'on se tourna vers un autre fait divers.

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De cette époque, il ne reste que cette histoire qui me fut contée lors d'un cocktail donné pour le vernissage d'une exposition-vente d'objets d'art insolites. J’y avais été conviée par quelques mots laconiques signés d’un grand - L - sur un bristol satiné. Poussée par la curiosité, je m’étais retrouvée parmi une foule bruyante dans laquelle circulaient des hommes de petites tailles distribuant une délicieuse boisson au goût légèrement amer. Un de ces hommes m’accosta gentiment en me présentant un verre et, alors que j'admirais un grand insecte en acier, il me confia la légende du petit Léon. De mon côté, je lui avouais être une passionnée de nains de jardin. Passion léguée, m’avait appris un notaire, par une grande-tante inconnue dont je venais d’hériter une vieille maison abandonnée depuis de nombreuses années. Ce petit homme au regard étrange m’écouta avec attention puis, sans un mot mais avec un sourire malicieux, il me quitta.

C’est ce soir là que, poussée par une sorte d'envoûtement, j'acquis, sans en connaître le créateur, ce bel insecte, vedette de mon jardin.

Qui me dira un jour d’où il provient ?

J'ai bien un petit soupçon mais pourtant le mystère reste entier et ma sauterelle continue à me faire rêver !

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sculpture : Alain Laboille - clic

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