Publié le 8 Février 2015

Certains annonçaient un fiasco, d’autres se moquaient de ce qui était à leurs yeux une nouvelle fantaisie d’hurluberlus jamais en manque d’idées saugrenues.
- Pertes et malheurs en vue, prédisaient les pessimistes.
- Attendons-nous à des retombées miraculeuses, claironnaient les enthousiastes.
Edgard observait toute cette agitation avec sa curiosité habituelle de journaliste. Clara, son épouse, et lui étaient bien résolus à profiter des nouveautés et du spectacle offerts par l’exposition universelle et sous aucun prétexte ils ne les auraient ratés.

D’humeur joyeuse, la jeune femme avait épinglé une rose dans ses cheveux et, prévoyante, avait recouvert ses épaules d’une fine écharpe assortie, cadeau de sa mère chez qui elle venait de séjourner quelques jours à Lyon. Edgard, rasé de frais par le barbier de la rue Lepic, la rejoignit bientôt. Le temps était agréable, dans une heure ils déambuleraient au Champ-de-Mars aux côtés du directeur du journal, de son équipe et des membres de leur famille respective. Ensuite, une promenade sur les tout nouveaux bateaux-mouches était prévue au programme.

En enfilant ses chaussures, Clara fut prise d’un étourdissement et un violent mal de tête la saisit au point qu’elle dut s’allonger sur le petit sofa. Inquiet et prévenant, Edgard se pencha sur elle, l’enlaça et tendrement l’embrassa.

- Va, lui souffla-elle en enroulant son bras droit derrière sa tête et en caressant comme elle aimait le faire ses épais cheveux de jais.

- Tu es fiévreuse, dit-il en l’embrassant encore.

- Va ! Tu me raconteras…

A regret, Edgard la serra encore contre son cœur et lui donna un dernier baiser sur ses lèvres à présent desséchées.

- Promis, mon cœur, nous y retournerons, toi et moi, en amoureux !

- Ne t’inquiète pas, j’ai pris froid durant ce fatiguant voyage de retour de chez Maman. Je vais dormir un peu.

En traversant la ville sans cesse en métamorphose Edgard songea à leur rencontre, l’année précédente. L’attrait de la nouveauté et des arts sous toutes leurs formes, la foule cosmopolite qui fourmillait dans Paris en pleine ébullition avaient réuni leurs deux esprits ouverts au monde et doucement l’amour les avait surpris…

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Vingt-deux heures sonnèrent dans le lointain lorsqu'Edgard retraversa la Seine. Que d’anecdotes il avait à raconter à son épouse… les gens curieux ou incrédules, les "oh !" admiratifs, les odeurs nouvelles, la peur de certains, l’attente fébrile des autres et toutes ces races qui se mêlaient, fières de leurs particularités… Quel dommage que Clara ne fut pas à ses côtés pour vivre en famille cette journée exaltante ! Mais ce n’était que partie remise et c’est main dans la main qu’ils renouvèleraient la visite de l’expo.

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Clara accablée de fièvre et le corps couvert de vésicules puis de pustules lutta en vain durant dix jours contre le virus de la variole. Edgard, qui l’avait retrouvée délirant ne la quitta pas d’une seconde malgré la défiguration effrayante et le risque de contagion. Jusqu’au dernier souffle de Clara il lui parla de l’avenir ensoleillé qui les attendait, de cet enfant qui émerveillerait leurs jours, des voyages lointains au cours desquels ils découvriraient le monde…

De ce jour, Edgard ne connut plus jamais de baiser.

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Le baiser - Carolus Duran - clic

Pour Mil et une, en novembre 2012 - clic

Expo universelle de 1867 - clic

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Publié le 5 Février 2015

Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves.

Seules les traces font rêver.

La parole en archipel – René Char


Deux heures de hors-piste. Mathy ressent la fatigue de l’effort. Les raquettes qui le maintiennent à la surface de la couche neigeuse semblent faire partie de son corps ; les bâtons prolongent ses mains, cadencent son équilibre.
Il ne faut pas renoncer. Jamais.
L’instinct de chasseur est le plus fort.
Chasseur ? Pas vraiment… Pour lui, tuer n’est pas la finalité de la traque. Débusquer, acculer, voir les volutes d’haleine haletante voilà qui le comble.
Qui de l’animal ou du chasseur se joue de l’autre ?
Animal ? Rien n’est moins sûr.
Qui, que, Mathy poursuit-il ?
Les traces sont larges, inconnues. Espacées aussi.
Furtivement, au travers des sapins, il aperçoit la ramure d’un élan et il s’en étonne. Serait-ce cette bête mythique que nul n’a jamais pu approcher ?
L’animal est vif et bondissant, déjà il disparaît dans un creux. Pas question de faire une pause, la proie impose son rythme.
L’homme s’épuise, néglige la vigilance impérative dans cet environnement hostile.
Quand son corps glisse longuement dans une faille Mathy perd la notion du temps.

Ses muscles sont endoloris, la faim le tenaille. Les raquettes et les bâtons brisés sont dispersés il ne sait où.
Saura-t-il se sortir de cette impasse ?
Lentement il rampe sur la glace, avance, glisse et recule. Il recommence encore et encore. Le jour décline soudain. Du moins le croit-il.
Quand sa main gauche est happée par une patte il lève les yeux, ébahi d’admiration. Ainsi elle existe bel et bien cette bête extraordinaire ! Mi-marsupial, mi-cervidé, du fond de quel âge surgit-elle ?
A présent le chasseur se sent proie. Enserré contre le ventre de l’animal que va-t-il advenir de lui ?
En quelques bonds prodigieux, le duo regagne le plateau éclairé. Quelle heure peut-il être ? Qui se soucie de son absence ? Les questions, sans réponse, se bousculent.

Mathy est déposé les deux pieds à nouveau dans la neige. Tout en le maintenant encore contre lui l’animal plonge son regard dans le sien. Longuement. Intelligemment. Un pacte secret semble les lier à jamais.

De retour au village, tous vont le traiter de fada, d’affabulateur, de doux rêveur mais lui se sait poète.
Seules les traces de l’animal l’ont fait rêver.

Seules ?

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Publié le 1 Février 2015

Dès le début de leur cohabitation ils décidèrent que leur maison serait ouverte à tous.
Rester cloitrés dans leur bulle sans rien offrir ne correspondait pas à leurs caractères sociables et cordiaux. Ainsi, amis, famille et, un à un, trois enfants furent accueillis dans la joie et la bonne humeur. Les rires éclatèrent au gré des jeux, chansons ou repas partagés en toute simplicité.
Etaient-ils heureux ?
Les mois, les années s’écoulèrent, nul ne se posa la question.

Un grain, un simple grain de sable enraya, un matin, les rouages bien huilés.

- Je pars, n’essaye pas de me retenir.

Il s’éloigna avec un maigre bagage. Etait-ce tout ce qu’il emportait de leur vie commune ? Où allait-il ? Avec qui ?

Pourquoi ?

                  Pourquoi ?...

                                        Pourquoi ?......

Les interrogations restèrent sans écho. Seul un vent triste s’engouffra par tous les interstices de son cœur de femme et sans cesse le lamina. Moins de rires, plus aucune chanson… Mal à l’aise, les amis se détournèrent, la famille se fit plus rare et les enfants s’éparpillèrent au gré de leur propre vie qu’ils entrevoyaient légère. Le jardin tourna en friche, les peintures s’écaillèrent, les portes et fenêtres gémirent, sinistres, et les grains de sable, abrasifs, s’accumulèrent insidieusement jusqu’à prendre toute la place.

Alors, dans un sursaut salutaire, elle prit conscience qu’elle était seul maître de sa destinée et sans un regret elle abandonna ce lieu devenu sinistre et partit à l’aventure bien décidée à faire de sa vie une belle vie.

Ecoutez bien ! L’entendez-vous chanter ?

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