jaco en un seul livret

Publié le 31 Mars 2019

Les textes de JACO  sont désormais réunis dans un livret.

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Publié le 1 Novembre 2012

 

En ce jour de Toussaint, il n'est nul besoin impératif de se pencher sur une quelconque pierre pour retrouver les êtres qui ont parsemé notre vie. Souvenons-nous en au plus profond de nous et, pourquoi pas, écrivons...

 

Oma et opa

                                                                     Opa et Oma

 

(texte déjà publié en février 2012 )

J'ai douze ans et demi. J’ai douze ans et demi et j’ai peur, une peur viscérale qui me tord l’estomac et bloque ma respiration. J’ai mal aussi, d’une douleur si intense qu’elle m’empêche de pleurer. J’ai douze ans et demi et je viens de quitter définitivement l’enfance.

Je suis couchée dans le lit de mes parents, à la place de maman restée au hameau pour veiller mon grand-père. Mon père à mes côtés s’est endormi, ma main serrée dans la sienne, si puissante, si forte, chaude de vie. Comment peut-il dormir aussi sereinement après ce qui s’est passé ? Moi, j’en suis sûre, je ne dormirai plus de toute ma vie.

La lampe de chevet est restée allumée à ma demande et elle jette des ombres fantomatiques sur les murs. Mais peu m’importe, il ne faut surtout pas laisser entrer l’obscurité cette vile traîtresse. Pour ne pas penser, ne pas sombrer, j’observe la pièce sous cet angle inhabituel. La garde-robe avec son grand miroir central, le seul de la maison à refléter nos silhouettes de pied en cap, se dresse massive à ma droite. Et je me revois enfant, il y a si longtemps de cela, admirant mon déguisement de carnaval ou tourbillonnant dans une jolie robe neuve faite de volants légers gonflés par un jupon empesé.

Mes yeux à présent suivent le tapis mural. J’en dénombre les fleurs, dix jusqu’à l’angle du mur puis huit et je rencontre l’armoire à pharmacie. Une puissante odeur, mélange subtil de camphre, d’éther et de fleurs de camomille, envahit aussitôt mes narines. Elle évoque tous les petits bobos, les nez qui coulent et les tasses de lait chaud aromatisé de miel.

Comme en écho à mes pensées, un de mes frères se met à tousser dans la chambre voisine. Il se retourne dans son lit et le sommier gémit. Peut-être est-il éveillé lui aussi ?

Tic, tac, tic, tac ! Mis à part le réveil qui égrène les secondes, tout redevient calme quand soudain mon coeur s’emballe. Mon regard vient de happer le coffret de bois posé sur la tablette en marbre de la commode. C’est un petit coffret vernis, tout simple, avec de jolies fleurs ciselées sur le couvercle. Maman y range quelques papiers, ses boucles d’oreilles et son collier de perles qu’elle ne porte qu’aux grandes occasions. Mon ventre se contracte tant cet objet me ramène à ce que je veux éloigner de moi, ignorer, renier. Ce coffret, c’est mon grand-père qui l’a réalisé dans son vieil atelier, là où nous jouions avec nos cousins et cousines, parmi les copeaux et dans la bonne odeur du bois frais.

Il faut que mon coeur se calme. Je calque ma respiration sur celle de mon père, respirer, expirer, ne pas penser. Et si mon père lui aussi … ? Je l’observe un moment, j’aimerais tant qu’il me parle. Tout à l’heure, quand je me suis glissée à ses côtés, il n’a rien dit mais son regard bienveillant m’a fait comprendre que lui aussi a de la peine.

Je dénombre à nouveau les fleurs, en diagonale, à la verticale, à l’horizontale. Je fais de savants calculs, autant de bleues, autant de roses, je m’emmêle et recommence. De la maison de notre vieux voisin collectionneur, me parviennent les sonneries des horloges, coucous et pendules, le tout ponctué par les deux coups de cloche qui s’envolent du clocher de l’église. Ces sons si coutumiers, cette nuit me déchirent. C’est le glas qui sans cesse résonne en moi.

Mon père se réveille, il me regarde et chuchote « éteins, essaie de dormir », puis il serre ma main plus fort comme pour m’encourager, desserre son étreinte, se retourne et se rendort. Mais je n’écoute pas ses conseils et j’entrouvre doucement le tiroir de la table de nuit. J’en retire le petit flacon mauve de « Soir de Paris » dont je dévisse le capuchon et le parfum de violette fait apparaître le visage de maman. Un visage si triste, celui de tout à l’heure quand elle est venue à l’école. Il était onze heures et j’ai de suite su qu’il se passait quelque chose d’anormal. Et puis ces paroles inattendues, terrifiantes ont franchi ses lèvres : « Bon-papa est mort cette nuit, dans son sommeil …tu sais, il n’a pas souffert, il s’est simplement endormi…dimanche, il me disait encore se sentir comme un poisson dans l’eau »

Je tremble, je frissonne mais mes yeux restent secs, tout entière je ne suis qu’un bloc de glace dur et froid. Non, je ne pleurerai pas, ce serait lui faire trop d’honneur à cette chose ignoble, la mort. Pour moi, en moi, Bon-papa est bien vivant et c’est le plus important. Je dépose le flacon sous la lampe que je frotte au passage. Peut-être un génie va-t-il apparaître et réaliser mon voeu, me rendre mon grand-père ? Hélas, on n’en est plus à l’heure des contes.

… Aladin… le poisson rouge dans son bocal… Bon-papa, viens me montrer, je n’arrive pas à raboter ce bout de bois… ne touchez pas aux scies les enfants ! … savez-vous planter les choux, à la mode, à la mode… on peut avoir un peu de café pour la dînette ? Sourire complice et un peu de bière brune remplit la petite cafetière… Bon-papa, je trouve qu’il ressemble au monsieur à la pipe de la publicité émaillée du tabac Ajax, le plus jeune, c’est oncle Jean ! … j’aime mon cousin, mon cousin, ma cousine, j’aime mon cousin, mon cousin germain… la table des grands, celle des enfants, gâteau de Verviers, tarte au riz, cramique, café léger additionné de chicorée… Noël, la grande crèche digne d’une église… Bonne-maman, petite souris silencieuse au regard si doux… doux comme le coussin en satin rose du vieux sofa… quatre, cinq, six, sept, violettes, violettes…

J’ai du dormir un peu, rêver peut-être ? La chambre est maintenant éclairée par les premiers rayons du soleil qui traversent les fines tentures. J’éteins la lampe, me lève doucement et m’installe sur le large appui de fenêtre, ma cachette préférée quand je jouais à cache-cache. J’aperçois dans les grands prés en contre-bas le fermier qui, aidé par son chien Tobby, rassemble les vaches pour les mener à l’étable. C’est l’heure de la première traite. Ma respiration forme de la buée sur les carreaux, je la frotte avec la manche de mon pyjama, je veux voir le ciel, il est si beau ce matin. Les nuages sont teintés de rouge, ma couleur préférée, la couleur de la vie.

Je les observe mieux et m’aperçois que l’un d’eux a la forme d’un vieux monsieur moustachu avec une pipe à la bouche. Aussitôt toutes mes tensions disparaissent, l’étau qui me broyait se desserre, je peux respirer normalement. Bon-papa, de là-haut, me sourit de ses yeux pétillant de malice et je comprends que le ciel était au bout de sa nuit. Je forme un coeur dans la buée et d’un baiser léger, je lui envoie.

Je regagne alors ma chambre orangée envahie de 45 tours à la mode et de posters détachés dans « Salut les copains » et je me dis que décidément mon enfance est loin, si loin, blottie à jamais au fond de moi.

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  http://www.lirecreer.org/biblio/classiques/demain-des-l-aube/index.html

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